Petru Negura

Ni héros, ni traîtres : les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline

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Ni héros, ni traîtres : les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline, tel est le titre du livre de Petru Negura qui vient de paraître. Pourtant, certains de ces écrivains font plutôt figures à la fois de héros pour les uns (les Moldaves soviétiques), et de traîtres pour les autres (les Roumains nationalistes)... C’est la démarche de ces écrivains, telle qu’elle ressort des travaux d’un jeune sociologue moldave, qui est interrogée ici par Nicolas Trifon.

28 juin 1940, suite au traité Molotov-Ribbentrop, la Moldavie orientale, plus connue sous le nom de Bessarabie, est annexée par l’URSS. Les autorités roumaines ont quatre jours pour se retirer. Préfets et instituteurs, notables et intellectuels de renom, se réfugient dans la Roumanie dans ses nouvelles frontières. Parmi eux, des écrivains : 50 sur les 60 que comptait l’Union des écrivains bessarabiens (UEB). Ceux qui restent décident de collaborer avec leurs confrères transnistriens regroupés eux aussi au sein d’une Union des écrivains moldaves (UEM), dans la petite République autonome socialiste soviétique moldave (RASSM) fondée en 1924 par les bolcheviques dans la perspective de la récupération de cette ancienne province tsariste réunie à la Roumanie à la faveur de la révolution russe de 1917. Des écrivains appartenant à deux autres « catégories » se joignent à l’UEM : les « allogènes », en fait les Roumains juifs ou issus de familles de confession juive, plus ou moins communisants et ayant subi l’antisémitisme d’Etat roumain et les militants chevronnés du Parti communiste roumain, clandestin depuis 1924. Les premiers sont une dizaine, les seconds deux seulement. Tous ces nouveaux venus à l’UEM ont en commun le fait d’avoir fait des études supérieures en Roumanie, alors que leurs collègues transnistriens ont été formés en URSS justement dans le cadre de la RASSM appelée à s’élargir à l’ouest. Parmi ces derniers, les non-Moldaves - c’est-à-dire surtout des Juifs (selon le critère de nationalité soviétique) et des Ukrainiens - sont majoritaires. La plupart sont moins cultivés et maîtrisent mieux que les nouveaux venus bessarabiens le « parler soviétique » mais moins bien la langue roumaine (p. 145).

Archives et entretiens avec les survivants à l’appui, Petru Negura procède à une reconstitution minutieuse du trajet de ces écrivains bessarabiens qui ont adhéré à la cause de la Moldavie socialiste. Sur le plan de l’engagement, le choix des « allogènes » et des activistes communistes, persécutés par le régime roumain, est cohérent. Celui des anciens membres de l’UEB est plus surprenant et autrement emblématique. La plupart (plus précisément 8 des 10) faisaient partie de la rédaction de Viata Basarabiei [la Vie de la Bessarabie], revue culturelle fort influente dans les années 1930. Contrairement aux personnalités marquantes de la génération précédente, formées à l’école russe et révolutionnaire, mais qui avaient évolué vers des positions traditionalistes et nationalistes roumaines après la réalisation de l’union, ils sont plutôt modernistes, dans le sillage de la vogue postsymboliste, et plus radicaux. Sur ce dernier point, ils sont sur la même longueur d’ondes que leurs confrères roumains de la même génération. Si le pôle fascisant joue un rôle central chez ces derniers, le discours des Bessarabiens relève davantage du populisme de gauche (p. 99). Ils se distinguent de leurs aînés par la critique virulente de la politique menée par l’Etat roumain dans leur province et par des revendications à caractère régionaliste, comme le prouve par exemple la constitution en 1939 d’une union des écrivains distincte de celle de Bucarest. C’est ce qui explique, en partie tout au moins, leur défection par rapport à la « mère patrie » roumaine et leur propension à adhérer à la cause bolchevique moldave.

Le mérite incontestable de P. Negura est d’avoir mis le doigt sur l’existence, souvent occultée dans l’historiographie roumaine, d’un courant régionaliste, relevant à la fois d’une sorte de culte du génie « autochtone » et du souci d’équité sociale, issu de l’intelligentsia bessarabienne roumaine en rupture de ban avec son milieu d’origine et d’avoir attiré l’attention sur les liens que ce courant pouvait entretenir avec le moldovénisme forgé à l’époque soviétique [1]. En revanche, quelques précisions sur la signification de ces liens n’auraient pas été en trop, compte tenu des débats qui opposent encore aujourd’hui partisans et adversaires de la notion de peuple et de nation moldaves.

Pour décrire et analyser la démarche individuelle et collective des écrivains, P. Negura emprunte un certain nombre de catégories et de critères à Pierre Bourdieu. Ponctuellement, le style bourdieusien adopté est parfois un peu incongru, mais dans l’ensemble ce choix présente un avantage de taille, à cause de la rigueur qu’il confère à la démonstration. Quantité d’informations d’ordre biographique, institutionnel, éditorial, politique, sont fournies sur un ton neutre, évitant toute allusion, tout jugement de valeur, ce qui permet au lecteur de se faire sa propre idée sur la question, idée qui peut ne pas correspondre à celle de P. Negura. Les données fournies par cet auteur permettent plusieurs réponses, pouvant varier sensiblement, aux interrogations suscitées et aux questions soulevées dans son livre. En effet, P. Negura ne se prononce pas toujours explicitement sur ces questions et entretient en quelque sorte le suspense par les indications parfois contradictoires avancées. Aussi, la lecture de ce livre risque-t-elle de donner lieu à une triple surestimation : (1) de la représentativité du groupe étudié, les écrivains de la revue Viata Basarabiei, par rapport à l’ensemble des écrivains roumains de la Bessarabie de l’entre-deux-guerres, (2) du poids des membres de ce groupe au sein de l’UEM qu’ils ont rejoint et (3) de l’influence spécifique qu’ils ont pu exercer sur les lettres moldaves à l’époque soviétique.

Pour éviter de courir ce risque, on a tout intérêt à garder à l’esprit les données chiffrées que l’on peut, grâce à une lecture attentive reconstituer à partir des indices fournis par P. Negura lui-même. Rappelons donc qu’ils n’étaient qu’une dizaine, sur les soixante membres de l’Union, association formée moins d’un an auparavant et qui ne regroupait évidemment pas tous les écrivains de Bessarabie, à adhérer ou à faire allégeance au nouveau pouvoir. Leur nombre va encore diminuer à la veille du retour de l’administration roumaine, le 22 juin 1941. Sur les 8 membres de la rédaction de Viata Basarabiei, 3 seront envoyés au front, et 3 autres seront arrêtés et déportés (p. 185). Parmi ces derniers, Nicolai Costenco (1913-1993), rédacteur en chef et leader du groupe, un élément particulièrement brillant de la jeune génération, neveu du directeur de la revue, Pan Halippa (1883-1979), « le représentant n° 1 de la génération dite des l’Union » avec la Roumanie (p. 113). Certes, N. Costenco reprendra sa carrière d’écrivain moldave soviétique entamée en 1940, mais seulement après quinze ans de déportation et de relégation. Autant dire que la place qu’il a été amené à occuper, lui et ses confrères plus fortunés, n’a jamais été centrale dans l’institution littéraire soviétique. Ils ne pèseront donc qu’à titre de membres parmi d’autres du groupe des écrivains dits bessarabiens, c’est-à-dire formés en Roumanie et favorables à la langue roumaine, en conflit avec leurs confrères originaires de la rive gauche du Dniestr, partisans de la langue moldave.

Enfin, il y a le hiatus évident entre le régionalisme culturel professé par les membres de la rédaction de Viata Basarabiei et celui cultivé par les écrivains moldaves soviétiques sous la direction du PCUS. Comment expliquer le ralliement sans réserves des premiers aux positions des seconds ? A elles seules, les convergences, limitées, en matière de régionalisme ne suffisent pas pour expliquer de manière satisfaisante la volte-face des anciens de Viata Basarabiei, tandis que sur le plan politique, comme le rappelle P. Negura, c’est le « mépris à l’égard de l’administration roumaine », et non pas l’attachement idéologique qui a joué le rôle déterminant (p. 185). De ce point de vue le recours à Bourdieu peut nous mettre sur une piste, comme le suggère l’auteur sans pour autant s’y attarder. En effet, dans la perspective de la conquête par les écrivains d’un pourvoir symbolique doublé d’un pouvoir administratif, le modèle soviétique transnistrien ne devait pas laisser indifférents les déçus de la politique culturelle animée par l’Etat roumain à sa périphérie orientale. La place centrale accordée aux écrivains, le support éditorial conséquent, les institutions en tout genre, le relais radiophonique, les diverses formes de reconnaissance officielle, expliquent en grande partie à la fois l’attrait que pouvait représenter le modèle soviétique et l’adhésion sans faille dont les écrivains moldaves allaient faire preuve tout au long du régime communiste.

Plutôt que sur le groupe le plus énigmatique des écrivains bessarabiens qui allaient devenir des héros pour les uns (les Moldaves soviétiques) et des traîtres pour les autres (les Roumains nationalistes), l’auteur conclut par une remarque d’ordre plus général, particulièrement pertinente :
« Tout en restant persuadés de la communauté du patrimoine culturel entre Moldaves et Roumains, les écrivains –surtout les écrivains officiels – continuent à travailler à l’éducation et à la consolidation d’une identité moldave à contenu « soviétique ». La dissonance entre le discours de façade et le discours-pour-soi des écrivains moldaves sur les éléments supposés constituer l’identité moldave recoupe une rupture qui s’élargit avec le temps entre le sentiment d’appartenance cultivé en privé par l’élite culturelle moldave, qui explose à partir de la perestroïka, et la perception de soi des masses de Moldaves soviétiques, éduquées à se percevoir comme telles par cette même élite culturelle. » (p. 351)

Nicolas Trifon