Paris (75004)

« Outsiders » : Œuvres de la collection du Musée d’art naïf et marginal de Jagodina

| Du au

« La formation académique en beauté
est une imposture. Nous avons été tellement trompé, mais si bien trompé que nous pouvons à peine recouvrir une ombre de la vérité...
L’art n’est pas l’application d’un canon de beauté mais ce que l’instinct et le cerveau peuvent concevoir au delà de n’importe quel canon »...
(Picasso, Boisgeloup, 1934).

Exposition du 26 avril au 8 juin 2013
Centre culturel de Serbie/ Kulturni centar Srbije
123, rue Saint Martin, 75004 Paris

Les plus importants courants dans les arts plastiques pendant les dernières décennies du 19e siècle seront marqués en Europe par la naissance des l’Art moderne. Les tournants dynamiques dans le domaine de l’esthétique au début du 20e siècle, d’abord en France et en Allemagne, plus précisément dans les milieux artistiques de Paris, de Munich et de Berlin, ont défini son profil. Les protagonistes de l’Art moderne rejetaient l’expression académique et la vision réaliste. Le monde objectivement visible recule vers le passé. Les contraintes des canons artistiques au sein de l’establishment dominant les arts plastiques devenaient claustrophobes. La vie était devenue trop complexe et l’expérience de nouveaux acquis scientifiques suffisamment variée pour que les formes anciennes d’expression ne puissent plus perdurer. C’est ainsi que les grands styles collectifs seront remplacés par des styles individuels qui, forts de leurs formules originales, viendront changer les idées sur la perception, encourager la continuité de l’évolution des libertés artistiques, créer une nouvelle réalité dans les arts.

Et pourtant, il y a toujours eu, comme aujourd’hui, une discorde envers la reconnaissance des formes nouvelles du langage des arts plastiques et des valeurs esthétiques nouvelles. Il a toujours fallu du temps pour que la qualité d’une œuvre gagne la confiance, pour que des éléments novateurs pénètrent dans l’institutionnel, se consolident et s’approprient le terrain. L’art nouveau est aussi le résultat d’une mentalité nouvelle.

L’art des "outsiders" ou marginaux voit le jour dans l’ambiance de rapports sociaux quasi détruits, d’une aliénation forcenée aux conséquences imprévisibles. C’est l’art des hommes rejetés qui commencent, en créant leurs œuvres d’art, à exprimer spontanément une sorte de révolte inconsciente contre toute sorte d’unification, pour marquer leur place dans l’univers. Le tohu-bohu du monde moderne, les événements accélérés, l’invasion de la technocratie viennent menacer l’homme sous la forme d’un manque d’humanité envers l’individu.

Marcel Duchamp, qui prêchait la liberté absolue dans l’action, refusa de se plier à n’importe quel principe esthétique, car pour lui l’art est l’idée, la décision, le concept, le processus et non l’œuvre achevée. Les surréalistes prônaient l’automatisme comme un des moyens d’atteindre un degré supérieur de l’identité. Ils étaient au courant des expériences de Prinzhorn. Dans son Manifeste du surréalisme André Breton invoquait la folie qui languit dans chacun de nous, en admirant les œuvres hallucinantes et anonymes du projet de Prinzhorn. André Masson, lui aussi possédait tout un recueil des entretiens sur le livre de Prinzhorn et les œuvres qui y étaient reproduites. Vers 1920 son atelier était comme un centre du mouvement surréaliste. L’un des habitués de cet atelier fut Jean Dubuffet. Il étudiait l’art des artistes marginaux : des asociaux, des rejetés, des perturbés mentaux et l’art des dessins d’enfants, cherchant à s’approcher lui-même de l’intuition instinctive. Le brut, le non traité, le non censuré fut pour lui une nouvelle révélation.

C’est vers le milieu du 20e siècle qu’interviennent certains changements substantiels chez les artistes et les théoriciens envers les phénomènes alternatifs dans les arts plastiques. Il est à noter aussi l’intérêt que portèrent Paul Klee et Max Ernst à l’art de ces marginaux. Les textes des études du séminaire du psychothérapeute Hans Prinzhorn, "’Bildnerei der Geistskranken" ( Springen Verlag, Berlin 1922), peuvent être considérés comme des premières tentatives de compréhension du processus même de la création artistique que l’on trouve dans les œuvres des malades mentaux, créées sans censure, où les artistes se trouvent dans leur état naturel, non corrompu par l’influence de la société. À cette occasion il avait recueilli plusieurs milliers d’œuvres de centaines d’artistes. Certains d’entre eux figurent aujourd’hui parmi les classiques du genre.

Prinzhorn était inspiré par les théories métaphysiques de l’expressionnisme sur l’empathie, c’est-à-dire par une immersion totale dans l’émotion et dans l’idée avec une réticence envers la rationalité qui avait dominé les générations précédentes. Le recueil de Hans Prinzhorn a survécu, à l’Université de Heidelberg, l’avènement des nazis en 1933, mais la plupart des auteurs furent tués dans les camps de concentration. Dans l’ exposition que Hitler avait organisée à Munich en 1937, sous le titre de "Entartete Kunst",("l’art pervers"), on pouvait voir les plus grands maîtres de l’Art moderne : Picasso, Nolde, Beckmann, Kokoschka ainsi que des œuvres de la collection de Prinzhorn, avec l’intention claire de démontrer la perversité de l’Art moderne ! C’était en même temps une des premières présentations des œuvres des représentants de l’art marginal, ou de l’art des outsiders. Ce terme était, en fait, une tentative de traduction en anglais du terme originel de J. Dubuffet - L’Art brut.

Absent durant des décennies des institutions, l’art des Outsiders représentait l’énergie originelle d’une expressivité purement génétique. Pour cette raison, parce qu’il échappe à toutes les conventions, il était considéré comme utopique, trivial, sans valeur, malade, morbide. L’apparition de l’Art hors les normes, de l’Arte Irregolare et du Außenseiterkunst, de l’Outsider art des hommes de l’ombre, a inquiété beaucoup d’esprits mais, à n’en point douter, a créé un espace de perception nouveau et donné un coup d’envol à une nouvelle réflexion. Il n’a pas évolué à partir d’un art antérieur et c’est pourquoi il se présente comme radicalement nouveau. Animés toujours par certaines érosions intérieures les Outsiders matérialisent leurs visions d’une façon incontrôlée qui s’oppose à la contextualisation conventionnelle de l’histoire de l’art. Animés par une énergie créatrice originelle, ils sont délivrés de tous les fardeaux de la tradition artistique, des canons, de l’éducation, du diktat du Mainstream. Les outsiders créent poussés par un besoin irrépressible, faisant fi de tous les critères que la société impose aux artistes et à l’art. Obsédés et tenaces, ils ne respectent que les contraintes de leurs incitations intérieures et de leur imagination.

Dans son catalogue de l’exposition Outsiders : un art sans précurseurs ni tradition, Roger Cardinal écrit en 1972 sur l’importance de l’indépendance artistique des outsiders pour l’originalité de leur expression. Créateur du terme Outsider art, il publiera depuis 1972 plusieurs livres sous ce titre de sorte que ce terme s’est maintenu comme le plus approprié. Deux ans après le déménagement de la collection de Dubuffet à Lausanne, une exposition très importante a été organisée en 1978 au Musée d’Art Moderne à Paris sous le titre de Les Singuliers de l’Art. Après l’exposition organisée en1979 sous les auspices du Conseil artistique de Grande Bretagne sous le titre de Outsiders, à la galerie Hayward à Londres, Victor Musgrave souligne dans sa préface au catalogue : Il s’agit là d’un art sans précurseurs. Il propose un voyage orphique dans les profondeurs du psychisme, garni de ravissants vécus inondés d’émotions qui avaient été jusque là disciplinés par les moyens techniques dominants...

Et le livre de Cardinal de 1972 et l’exposition londonienne de 1979 ont fortement encouragé l’acceptation de l’Art brut et de l’Outsider art comme une catégorie artistique particulière, surtout dans le monde officiel des arts.

Créateur des archives ’’Outsider Archive” en 1981, V. Musgrave s’assigne comme objectif la création d’un musée de l’art marginal à l’instar de la Collection de L’art brut au Château Beaulieu à Lausanne. Dans le cadre de son travail de pionnier et de collecte d’informations et d’œuvres des Outsiders, il manifeste dès 1980 un intérêt tout particulier pour les réalisations de Sava Sekulić. Après le décès de V.Musgrave, la direction des Archives est assurée par son épouse Monika Kinley (Art House Monika Kinley, London), qui présente à l’exposition internationale "In another World - Outsider Art from Europe and America", en 1987/1988, six tableaux représentatifs de Sava Sekulić.

Une vague de création de musées et de galeries à travers le monde (parmi lesquels– le Musée de l’art naïf et marginal, fondé en 1960 à Jagodina, Serbie) où seront conservées et exposées ces oeuvres, devient une réalité. On voit s’organiser dans le monde entier des manifestations internationales biennales et triennales suivant de près l’évolution de l’expression plastique de ces artistes : In situ,Outsider art, Marginal art, Art brut ( Bratislava, Jagodina, Rio de Janeiro...). On note parmi les galeries et musées reconnus depuis longtemps comme promoteurs de cet art, à part le Musée de l’art naïf et marginal de Jagodina : la Collection de L’ art brut, Lausanne, Art brut Museum à Munich, Galerie Hamer à Amsterdam, le Museum Charlotte Zander, Bőningheim ; Halle Saint Pierre, Paris ; Mycelium, Pariz, la Collection of Alexandro Zinneli, S. Giovanni Lupatoto, Verona ; Musée de la Création Franche, Bruge ; Museum Haus Cajeth, Heidelberg ; Collection Leszek Macak, Crakovie ; Galerie der Künstler aus Gugging, Maria / Gugging, Vienne ; Sammlung Essl, Klosterneuburg ; Museum im Lagerhaus, St. Gallen ; Art en Marge, B ruxelles ; Collection V. Pomechikov, Moscou ; Museum of Outsider Art, Moscou ; SNG, Bratislava ; Creative Heart Gallery, New York ; Creative Growth Art Center, Oakland etc.

Avec le temps, les artistes dits Outsiders sont de moins en moins gardés dans l’isolement. L’Outsider art de plus en plus quitte les marges.

À l’instar de nombreux outsiders du monde entier, qui construisent patiemment leurs tours imaginaires, isolés dans les lieux secrets de leurs propres mondes – on voit se créer en Serbie des générations d’artistes dont un grand nombre sont considérés mondialement comme des classiques : Vojislav Jakić, Sava Sekulić, Emerik Feješ, Ilija Bosilj Bašičević, Barberien, Bogosav Živković, Dragutin Aleksić, Ferenc Kalmar, Dragiša et Milan Stanisavljević. Leurs créations sont présentes depuis déjà des décennies dans les expositions permanentes des plus importants musées. On y voit aussi les oeuvres d’artistes de la jeune génération dont les oeuvres méritent l’attention d’un public avisé.

Dans le domaine des arts plastiques en Serbie ces artistes deviennent avec le temps les symboles de normes entièrement nouvelles. L’immersion dans les origines instinctives-intuitives de leurs formules induit la perception d’un l’art premier, sans censure, d’un art au code génétique primaire. Les images de ces mondes étrangers sont énigmatiques et inspirantes . Si nous plongeons dans leurs visions, nous pouvont ressentir cette hypersensibilité. Leurs confessions artistiques, qui nous intriguent et restent longtemps gravées dans notre mémoire, nous enthousiasment par l’effusion de vérités inattendues, de marques inconnues qui nous incitent à la réflexion. Même la trace la plus difficile à déchiffrer peut nous toucher en nous révélant notre propre solitude et notre liberté menacée. Le besoin profond du goût de la liberté, une puissante expression de la personnalité, la résistance à tout ce qui vient de l’extérieur, mêne ces hommes dans un isolement sciemment choisi ou souvent brutalement imposé par la société. La sélectivité des idées s’opère spontanément, instinctivement, automatiquement, souvent dans un état hallucinatoire, semblable à celui des grands prophètes. La loi cosmique du rythme, la puissance énergétique de la matière, transposées dans l’image, la sculpture, le texte, l’installation, rendent visible et suggestif le monde réel de l’artiste rempli de dimensions nouvelles.

L’art des outsiders est suivi et étudié en Serbie au niveau institutionnel depuis plus de cinq décennies par le Musée de l’art naif et marginal à Jagodina ;bien que beaucoup d’autres formes non académiques de la création sont catégorisés comme de l’art naïf ou marginal, l’art des outsiders, reste encore en voie d’expérimentation. La critique artisitique officielle en Serbie, en dehors de notre musée, comme ce fut le cas en Europe à l’époque, ne s’est que rarement occupé de leur création d’une manière adéquate. Aussi la présente exposition sous le titre symbolique de "Outsiders" est-elle une preuve de l’existence d’excellents artistes de ce type en Serbie et de leur présence incontournable dans l’évolution de cet forme d’art sur un plan européen plus large.

Pourtant ce ne sont là que des exemples isolés. L’expression individuelle des Outsiders demeure partout dans le monde un phénomène en marge des grands scènes artistiques. Tous les éloges mérités depuis longtemps et adressés à ces grands maîtres, en règle générale à titre posthume, sont récents. Comme si, dans leur temps, il avait été trop courageux de les reconnaître et de leur accorder la place qu’ils méritaient depuis longtemps. Rares sont ceux qui ont eu cette chance.

J’ai toujours été fascinée, ainsi que mes collègues experts de toutes les régions de l’Europe : Katarina Čierna, Roger Cardinal, Nico van der Endt, Laurent Danchin et Monika Jagfeld, par la persistance de ces oeuvres dans les manifestations internationales biennales et triennales qui conservent et cultivent la continuité et l’évolution de cet art depuis deux décennies (la Trijenale IN SITA, Bratislava, Slovaquie et la Biennale de l’art naïf et marginal, Jagodina, Serbie) et par la profondeur de l’intention de ces individus du monde entier qui fonctionnent complètement en dehors des normes en créant une nouvelle dimension des arts plastiques à travers leur propres méta-langages.

Nous sommes conscients qu’il est quasiment impossible aujourd’hui garder un isolement artistique. Est-il correct de maintenir quelqu’un dans un isolement imposé ? Celui-ci n’est possible que si l’artiste y consent de son propre gré, s’il le choisit comme une sorte de mode de vie pour rester entièrement fidèle à son monde et ses idées.
(Nina Krstić, historienne de l’art).