Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Musique : le vent du sud ou les véritables origines du turbofolk

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Aimez-vous le turbofolk ? Beaucoup, qui écoutent en cachette Ceca ou Lepa Brena, n’oseraient pas le reconnaître... Genre décrié s’il en est, le turbofolk, associé au régime de Milošević, est souvent perçu comme une « sous-culture », vulgaire et abâtardie. Loin des clichés, notre correspondante explore la genèse de cette musique populaire.

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Par Jovana Papović

Les artistes de Južni vetar devant leurs disques d’or
© Mile Bas

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« Musique d’écervelés, de paysans primitifs », « rythmes extravagants qui attisent la haine et la violence », « bande son de la politique nationaliste et guerrière de Slobodan Milošević »… Voici quelques-uns des qualificatifs utilisés dans les années 1990 par l’intelligentsia balkanique pour qualifier toute la subculture hétéroclite rassemblée sous le néologisme de « turbofolk ».


 Écoutez le meilleur du turbofolk sur Balkanophonie 


Vingt ans après la première critique formulée par Milena Dragićević Šešić, professeure à l’Université des Arts de Belgrade et spécialiste des politiques culturelles, dans son livre La culture néo-folk : son public et ses stars (Neofolk Kultura : Publika i njene zvezde), le genre perdure et continue de rassembler un nombre toujours croissants de partisans. Le contexte politique et social a beaucoup changé depuis les années de guerre, et les opposants au régime de Milošević ont eu toute une décennie pour imposer leurs politiques culturelles… pourtant le turbofolk est toujours là, ses stars continuent à sortir des albums et le public de toute la région à affluer à leurs concerts. La définition énoncée par le sociologue américain spécialiste des Balkans Eric Gordy, qui présentait le turbofolk comme « un amalgame pornographique et forcené de styles musicaux sans valeurs, financé par les caisses de l’état pour attiser la guerre, et pacifier les masses serbes en perpétuant une atmosphère de spectacle permanent », est-elle encore d’actualité ?

Un petit nombre d’intellectuels de sensibilités diverses sont montés au créneau pour dénoncer ce qu’ils appellent le « fascisme culturel » de l’élite « bourgeoise » et « citoyenne » et formulent depuis quelques années déjà « une critique de la critique du turbofolk ». En effet, des auteurs comme l’écrivain et activiste queer Dušan Maljković, le philosophe Miša Đurković ou encore le collectif d’historiens de l’art regroupés autour de la revue Prelom, Branislav Dimitrijević en tête, dénoncent ce qu’ils estiment être une attaque qui vise l’habitus de toute une frange de la population (la classe ouvrière et le monde paysan), qu’on essaierait inlassablement de rééduquer.

Ainsi, alors que la majorité des intellectuels ne voient dans le turbofolk que du « kitch patriotique », d’autres l’interprètent comme une « réponse radicale aux pratiques culturelles imposées par l’Occident », mettent en avant « son pouvoir subversif face aux valeurs morales dominantes », ou prétendent au contraire que le phénomène ne serait que « le plus pur produit de la globalisation et de la colonisation occidentale des mélos folkloriques ».

Ces critiques sporadiques, si elles n’ont pas réussi à convaincre tout le monde, ont néanmoins mis en lumière une question de taille – comment un genre musical qui ne traite dans son texte d’aucun sujet politique ou social arrive-t-il a être systématiquement assimilé à la pire période de l’histoire récente de la région et à ses dérives idéologiques ? [1] Est-il vraiment possible que ce genre encore si populaire aujourd’hui, bien au delà des frontières serbes, ait été imposé par Milošević et ses sbires ?

Pour tenter de répondre à cette question, il est indispensable de revenir en arrière et de questionner la politique culturelle de la Yougoslavie socialiste.

La culture, un outil d’émancipation et de rééducation des masses

La politique culturelle de la Yougoslavie titiste peut se résumer en un seul mot : émancipation. Pour industrialiser et moderniser un pays détruit par des années de guerre, le parti a vite compris qu’il devait s’atteler à la rééducation de ses habitants habitués aux règles féodales. Il fallait changer les pratiques (culturelles) d’une population principalement constituée de paysans. Le régime socialiste voyait la culture rurale comme rétrograde, la rattachant à la monarchie serbe qui était de tradition paysanne et aux rivaux des Partisans en Serbie, les tchétniks, qui avaient été massivement soutenus par la paysannerie serbe. Dans leur vision d’un pays moderne et compétitif sur le plan international, les idéologues socialistes considéraient comme primordial d’homogénéiser tous les Yougoslaves. Et, pour éduquer ces masses, la musique, élément omniprésent dans les pratiques quotidiennes et rituelles de la population, s’avérait être un outil précieux.

Jusqu’à la fin des années 1960, on ne pouvait entendre à la radio nationale que des chansons traditionnelles et de la musique starogradska (« urbaine traditionnelle »), des chansons françaises et des canzoni italiennes, ainsi bien entendu que de la musique classique. Les premiers sons pop qui se firent entendre sur les ondes yougoslaves appartenaient au répertoire des mariachis locaux, qui reprenaient des chansons populaires mexicaines. Ces sons mexicains représentent une première forme de délocalisation et de mélange de genre incongrus qui rencontra un immense succès. En 1968, alors que la modernisation était à son apogée, que le marché complètement ouvert laissait place à un grand nombre de produits importés de l’Occident, la première génération urbaine née après la guerre dominait les grandes villes. Les enfants dont les parents avaient été bercés par les rythmes mexicains, ne demandaient qu’une seule chose : du rock’n’roll. C’est ainsi que les maisons de disques yougoslaves commencèrent à publier des disques pop et rock internationaux.

Comme le rappelle Đurković dans son livre Les conflits idéologiques et politiques autour de la musique populaire en Serbie (Ideološki i politički sukobi oko popularne muzike u Srbiji), « dans les années 1970, avec l’amélioration du niveau de vie, une grande partie des Yougoslaves se dotèrent de tourne-disques ou de magnétophones. L’industrie du disque se développa rapidement, sur le modèle occidental, en suivant ce modèle de production et de diffusion de la musique populaire. Pour l’élite communiste, il était très important de s’inscrire dans une continuité avec la tradition occidentale, de calquer sa modernité sur elle et de s’imposer comme une force civilisée et cosmopolite. Pour ce faire, il était donc indispensable de soutenir ouvertement la musique de variété, considérée comme urbaine, positive, élitiste ». La population urbaine qui formait une part solide de la population totale du pays, qui pouvait voyager et suivre l’évolution des cultures occidentales, suivait donc complètement les modes européennes. Même si de petits groupes faisant partie de ce bloc pouvaient représenter une force subversive éphémère, il n’y avait jamais de vraie menace de déstabilisation du régime. Le pouvoir voyait d’un très bon œil cette jeunesse éduquée, polyglotte, cette élite en phase avec le monde.

Le régime en quête de légitimation occidentale, permit donc pendant toutes les années 1970 et 80, l’émergence d’une scène rock qui n’avait rien à envier à celles des autres pays européens. Les maisons de disques officielles allèrent ainsi jusqu’à publier des disques de groupes de punk, tels que Urbana gerila, Radnička kontrola, Pekinška patka, Paraf, ou encore Pankrti, tous sous des labels de la maison de disque zagreboise Jugoton. On peut ainsi dire qu’à partir des années 1970, le rock sous toutes ses formes était complètement institutionnalisé mais qu’il avait aussi perdu, de ce fait, son pouvoir subversif. Qu’est-ce qui est donc venu contrebalancer ce parfait équilibre de rimes et de riffs qui plaisait tant aux idéologues socialistes ?

A la campagne les souris dansent au rythme du néofolk

Mais, alors que la jeunesse urbaine déambulait au rythme des guitares saturées, qu’écoutaient donc leurs camarades des campagnes et de la périphérie ? Alors que la musique de variété faisait vibrer les classes moyennes et supérieures, dans les campagnes et les petites villes du sud de la Serbie, naissait un nouveau genre hétéroclite : le néofolk. Le néofolk commence tout d’abord à se faire entendre dans les kafanas et à animer toute une frange de la population des classes populaires et paysannes qui se reconnaissent dans des textes qui parlent sans détours d’amour perdu ou de mal du pays.

Petit à petit, alors que les ondes officielles ne laissaient pas filtrer ces sons incohérents, des maisons de disques indépendantes telles de Diskos d’Aleksandrovac commencent à soutenir des jeunes chanteurs et compositeurs. Avec un public grandissant, c’est aussi un certain nombre de radio « libres » qui commencent à émettre, comme Moravski plićak, Šumadija ou encore Radio Šabac, qui furent les premières à permettre aux auditeurs de demander des chansons en direct (želje, čestitke i pozdravi). Malgré tous leurs efforts, les autorités ne pouvaient pas trouver ces stations et les fermer.

Ne sachant comment interpréter la popularité grandissante de ce phénomène, la bureaucratie socialiste se rendit vite compte qu’elle ne pouvait le contenir… Aussi laissa-t-elle faire. Tant que le genre restait stigmatisé, cloisonné à la périphérie, loin des radios et télévisions officielles, et tant que la vente de magnétophones croissait, on n’avait rien à redire. Se rendant compte qu’il pouvait tirer profit de ces musiciens populaire, le régime décida, officiellement pour le combattre, officieusement pour remplir les caisses de l’État, d’organiser le grand Congrès de l’Action Culturelle de Kragujevac en 1971. La secrétaire du parti en Serbie, Latinka Perović décida à cette occasion d’instaurer un impôt afin de taxer tous les produits culturels qui ne correspondaient pas aux normes du bon goût : « toutes les catégories de la culture populaire qui peuvent être catégorisés comme kitsch et ordurières ». La taxe n’a rien changé ! Le kitsch et les ordures continuèrent de faire danser tout le pays.

Le vent du sud souffle sur la république rock’n’roll

Celui qui changera tout sur la scène du néofolk yougoslave et qu’on peut considérer comme le principal instigateur de ce qui deviendra le turbofolk est un jeune guitariste et arrangeur originaire de Leskovac, dans le sud de la Serbie : Miodrag M. Ilić alias Mile Bas. Alors qu’en 1982 Lepa Brena chante « Mile Voli Disko » (Milé aime le disco), et que son accordéoniste joue au rythme du disco, Mile Bas crée son orchestre – le mythique Južni vetar (le vent du sud).

C’est après la mort de Tito, en 1980, que Mile, resté sans travail (tous les studios de musique avaient fermé pendant plus de sept mois), décida de créer son groupe et de sillonner les kafanas. Très vite, le succès a été au rendez-vous. Mile raconte : « Je ne contrôlais plus rien, le public m’adorait et les médias étaient tous contre moi, mais je ne les ai pas laissé me manipuler ».

Južni vetar fut le plus gros succès commercial de l’histoire de la Yougoslavie. Mile se souvient : « Les chanteurs les plus populaires ! Les plus gros tirages ! Des concerts à guichets fermés ! Alors que Bjelo Dugme, qui était indéniablement le groupe plus populaire et le plus médiatisé sortait un disque tous les 2 ou 3 ans qui se vendait à 200 ou 300 milles exemplaires, moi, je sortais 4 à 5 disques par ans et j’en vendais plus de 400.000 exemplaires ! »

Mile vendait ses disques et les médias le calomniaient. On l’accusait de faire du plagiat de tubes turcs. Il a toujours réfutée cette accusation. Au contraire, Mile défend son authenticité, son son qui serait dû au synthétiseur Roland Juno-60, qui donna aux chansons labélisées Južni vetar leur tonalité si particulière. Mile se défend : « Je suis le premier musicien à avoir utilisé une boîte à rythme en Yougoslavie, bien avant les rockeurs ! »

Il fut en tout cas le premier musicien à combiner des instruments traditionnels, tels que l’accordéon ou la clarinette, avec des synthétiseurs, des rythmes folkloriques de toutes traditions confondues, des mélodies pop et surtout à incorporer des rythmes orientaux impairs. On peut dire Mile Bas a ainsi créé ce son complètement authentique, qui suit à la fois les traces d’une tradition folklorique locale, tout en se servant des avancées technologiques de la musique occidentale. C’est grâce à Mile et à sa maison de disque, que des stars telles que Sinan Sakić, Mile Kitić, Dragana Mirković, Kemal Malovčić, Šemsa Suljaković, Indira Radić et bien d’autres, entameront leur carrière. Južni vetar est aussi connu pour avoir encouragé et diffusé un grand nombre de chanteurs issus de la communauté rrom, qui avaient moins les faveurs des maisons de disques officielles.

Avec l’arrivée de Milošević au pouvoir, c’est une nouvelle ère qui commence. Le régime n’attache plus autant d’importance à sa politique culturelle et les rythmes folkloriques prennent facilement le pas sur le rock. La télévision s’empare de ce qui plaît au public : le néofolk devient le turbofolk… Mile et sa maison de disque légendaire ne peuvent pas faire le poids face à un mastodonte soutenu ouvertement par le régime, Željko Mitrović et sa télévision Pink. Južni vetar fait faillite et est marginalisé.

Avec le recul historique, on peut facilement interpréter le néofolk comme une réponse de la population rurale aux changements radicaux de son mode de vie et de perception du monde, changements imposés par la mis en application dogmatique de l’idéologie socialiste. Peu de gens auront apporté une attention particulière à ce phénomène massif autrement que pour le montrer du doigt et le critiquer, la majorité des intellectuels et des chercheurs préférant montrer une Yougoslavie en phase avec l’Occident et mettre en valeur sa tradition cosmopolite. Le succès des tubes de Južni vetar dans les années 1980 et les carrières des stars du turbofolk viennent quelque peu contredire ce récit officiel…

Notes

[1La musicologue Jasmina Milojević estime que le sous-genre dénommé « style patriotique » – représenté par des chanteurs comme Baja Mali Knindža ou Nikola Urošević-Gedža – ne peut pas être utilisé comme exemple pour démontrer l’instrumentalisation nationaliste du Turbo Folk, car il n’était pas diffusé par les médias officiels et que ces chansons étaient écoutées principalement par des déplacés ou des vétérans qui n’étaient pas socialisés dans leur nouveau milieu. Il faut aussi rappeler que la principale critique émise contre le turbofolk est la glorification de l’hédonisme que le genre véhicule.

[2La musicologue Jasmina Milojević estime que le sous-genre dénommé « style patriotique » – représenté par des chanteurs comme Baja Mali Knindža ou Nikola Urošević-Gedža – ne peut pas être utilisé comme exemple pour démontrer l’instrumentalisation nationaliste du Turbo Folk, car il n’était pas diffusé par les médias officiels et que ces chansons étaient écoutées principalement par des déplacés ou des vétérans qui n’étaient pas socialisés dans leur nouveau milieu. Il faut aussi rappeler que la principale critique émise contre le turbofolk est la glorification de l’hédonisme que le genre véhicule.