Pèlerinages musulmans dans les Balkans (5/5) | Albanie : sur la « montagne magique » des Bektâchi

| |

Comme des dizaines de milliers de fidèles, la poétesse et pianiste française Laure Cambau a gravi la « montagne magique », en Albanie, lors du grand pèlerinage annuel des Bektâchis sur le Mont Tomorr. Chaque 22 août, les derviches célèbrent l’anniversaire de la mort d’Abaz Ali, frère d’Imam Hussein, saint martyr tombé à la bataille de Kerbala. Voyage dans un des lieux sacrés de l’Islam soufi dans les Balkans.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Texte et photos de Laure Cambau

Le Mont Tomori

Du 20 au 25 août, comme chaque année, des centaines de milliers de pèlerins ont afflué vers le Mont Tomori, un sommet situé en Albanie, près de la ville de Berat, pour entreprendre l’ascension de la « montagne magique » par la face est. Ils se sont réunis, rassemblés en nombre infini, ils sont venus des quatre coins de l’Albanie et du monde pour le grand pèlerinage des Bektâchi.

De Berat, la ville blanche aux mille fenêtres, la route traverse une région rurale. On trouve ici l’un des meilleurs vins du pays, le vin de çobo, et aussi l’un des meilleurs rakis, le raki de Skrapari. Chaque famille possède quelques ceps de vigne autour de la maison, pour distiller la boisson culte. Puis, le chemin continue vers la petite ville paisible de Poliçan, célèbre à une époque pour son usine de Kalachnikov et qui ne produit plus à l’heure actuelle que des balles. La rivière Osum sinue sagement dans la vallée, quelques kilomètres avant le village de Bogovar, sur la gauche un vieux panneau indique : « Teqe [1], 19 km ». Ici commence l’aventure.

Dans un épais nuage de poussière, des centaines de véhicules tentent de se croiser avec grande difficulté. Certains, en file continue, descendent après avoir passé la nuit sur la montagne. D’autres, plus nombreux encore, montent pour assister à l’apothéose du pèlerinage, la cérémonie du 22 août, commémorant l’anniversaire de la mort d’Abaz Ali, le Saint missionnaire des Balkans, frère d’Imam Hussein, saint martyr tombé à la bataille de Kerbela. Les sirènes de l’escorte présidentielle retentissent, de nombreuses voitures de police forcent le passage : le président de la République en personne se rend sur la « montagne magique ».

Après deux heures d’ascension plus que périlleuse sur une piste embouteillée aux à-pics vertigineux (en 2013, 24 000 véhiculent ont participé au rallye de Tomor), le teqe de Kulmak est en vue. C’est ici qu’a lieu la cérémonie.

Une vue impressionnante, presque au sommet de la « montagne sainte » : Dodone, chantée par Homère dans l’Iliade, citée par Hérodote, l’Olympe albanais, le temple des Pélasges. Selon la mythologie, Dodone était la fille de la Mer, du Ciel et de la Terre. Ici, depuis des temps immémoriaux, des citoyens affluaient de toute l’Europe pour consulter l’oracle et connaître leur avenir et leur destin. « Dodone qui porte l’hiver sauvage pieds nus et qui dort sur la terre… » Tomori était considérée à la fois comme la Montagne des Bons et le siège des Dieux qui venaient d’en haut pour discuter des questions humaines.

La légende précise aussi que les hommes bons restaient sur la montagne, les mauvais demeurant dans les vallées. Les vieilles dames Tomaros (habitantes de Dodone) étaient réputées pour leur parfaite connaissance de la médecine, de l’agriculture, de l’élevage, de la météorologie et des plantes médicinales permettant de soigner les hommes et les bêtes. Ces femmes étaient des guérisseuses hors pair.

Le türbe de l’Empreinte

Les rites religieux se sont ensuite tournés petit à petit vers la doctrine du bektâchisme, et depuis l’époque d’Ali Pacha de Tepelena (fin XVIIIe, début XIXe siècle), le pèlerinage est dédié à Abaz Ali. Pendant la Renaissance nationale albanaise (fin XIXe siècle), Tomori est devenu le symbole de l’unification et de la fraternité des Albanais, par le biais de la religion bektâchi.

Des moutons et des hommes, des moutons partout sur tous les flancs de la montagne, moutons morts, moutons vifs, morts ou vifs : 7000 moutons et agneaux sacrifiés en 5 jours (en 2013), une foule tranquille (200 000 pélerins en 2013), des familles, des jeunes, des moins jeunes, des étrangers aussi, des derviches, des babas (chefs religieux) déambulent dans tous les sens, profitant de la « magie du lieu », de « la magie de l’instant ». Et partout, les croyants transportent, vivantes ou déjà mortes, entières ou déjà débitées, les bêtes sacrifiées. Car tel est le rituel subsistant depuis la nuit des temps, le « Sacrifice sur la Montagne ». Vieux relents de polythéisme, les écoles des mystères de l’Antiquité ne sont pas loin…

Au-dessus du teqe de Kulmak, une promenade panoramique a été aménagée à flanc de montagne ; quelques mendiants, des vendeurs de portraits d’Ali, de chapelets et de petites bibeloteries de circonstance, des jeunes gens vendant figues et raisins, une marchande de maïs grillé, et surtout de nombreux vendeurs de cierges pour les offrandes à Abaz Ali. Des groupes de musiciens en costume traditionnel offrent une aubade, des Roms s’accompagnent à l’accordéon. Une ferveur populaire et contagieuse envahit l’air vif et pur de la montagne, se mêlant aux odeurs de sang, de mouton rôti et de maïs grillé.

Derrière le teqe, un podium a été installé avec des écrans géants des deux côtés, pour la cérémonie officielle présidée par le Grand Baba des Bektâchi, Hadji Baba Edmond Brahimaj, et le président de la République d’Albanie, Bujar Nishani. Se trouvent aussi sur le podium le représentant turc des Alévis, le maire, des ambassadeurs, une poète française, des derviches et des Babas, et un groupe de chanteurs albanais animé par le troubadour Tomor Lelo. Après le concert viennent les discours, les remises de cadeaux et de diplômes de pélerin aux invités. Le Grand Baba convie ensuite ses hôtes au teqe pour un banquet officiel : fromage et mouton bien sûr, que l’on mange avec les doigts. De nombreux toasts – vin et raki – sont prononcés pour chacun des convives et leur famille. Tomor Lelo le troubadour improvise un chant pour chaque personnalité invitée ; il est accompagné par un joueur de fyell [2] et cinq chanteurs.

Tomor Lelo et ses chanteurs

Il faut ensuite monter encore 400 mètres, soit 30 minutes de véhicule tout terrain, pour atteindre le türbe d’Abaz Ali, son deuxième tombeau. Les croyants déposent une bougie en faisant un vœu et offrent une aumône. On entre pieds nus dans le lieu saint, du pied droit, en prenant bien soin de ne pas poser le pied sur le seuil. Devant le türbe, une sculpture monumentale rappelle l’histoire du Saint : « Abaz Ali a trouvé deux enfants, leur a donné à boire et s’est envolé avec eux, jusqu’au sommet ». Le Saint porte d’ailleurs – entre autres surnoms – ceux de « Porteur d’eau », et de « Saint volant ».

La montagne renferme des trésors, entre autres des pierres plates de très grande valeur. Le Mont Tomori garde jalousement ses mystères géologiques. Matériaux inconnus, champ magnétique étrange, pour la NASA, l’énigme est digne du Triangle des Bermudes. Plus concrètement, c’est une source de minerais multiples et précieux. Cet univers, la montagne, est l’empire et la création de Zalo Qato, secrétaire général du Mont Tomor de Berat, le propriétaire des lieux, un bel homme aux moustaches riantes qui reçoit les invités « sur ses terres ». C’est lui qui fait le commerce des pierres ; c’est un de ses hommes de confiance qui vend des moutons à Bogovar et des peaux de bêtes aux Turcs. C’est à lui que l’on doit l’aménagement de la montagne. Il travaille depuis 20 jours avec son équipe à la préparation et l’organisation de la grande fête.

Que cherchent-ils, ces pèlerins, cousins d’Omar Khayam ? Toucher la peau magnétique d’un Dieu vivant ? Dans la montagne à remonter le temps, les voix des sages bektâchi résonnent à chaque pas : « Connais-toi toi-même, ainsi tu peux connaître Dieu », « Il est près de moi, il est en moi » (N. Frasheri)

Par son histoire et ses qualités d’ouverture et de syncrétisme, le bektachisme pourrait représenter la « clé de voûte » de la nation albanaise, la pierre soutenant et rapprochant les trois autres religions (chrétiens orthodoxes, catholiques et musulmans sunnites), le centre d’un triangle, non pas des Bermudes, non pas du Mont Tomori, mais d’un peuple. Le 21 septembre 2014, le pape François se rendra à Tirana pour l’une de ses premières visites européennes. Le symbole est très fort et l’harmonie entre les Bektâchi et le pape, porteurs d’un message d’amour, de paix et de fraternité entre les peuples, promet de résonner comme le chant des rossignols dans un jardin de roses.

Notes

[1Monastère derviche.

[2Flûte albanaise.

[3Monastère derviche.

[4Flûte albanaise.