Courrier des Balkans

Editer et résister : Samizdat B 92 et Fabrika Knjige

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Depuis 1993, B 92, la radio indépendante de Belgrade qui s’illustra par son remarquable travail d’information sous régime de Milosevic, est aussi un éditeur qui n’hésite pas à sortir des ouvrages provocateurs, au risque de prendre son lecteur à contre-pied : « Il fallait écrire, il fallait réagir, comprendre ce qui nous arrivait et apporter d’autres voix que celles de la propagande », explique Dejan Ilic, initiateur du projet. Les ouvrages sortent sous le label « B 92 », « Free 92 » puis « Samizdat B 92 » à partir de 1999, au moment où la radio, souvent dans le collimateur du régime de Milosevic, finit par être fermée.


Est-ce qu’on lit les mêmes romans à Belgrade, Zagreb ou Ljubljana ? Publie-t-on à Belgrade des auteurs croates ? Qui sont ces éditeurs qui ont persisté, pendant les années de conflits et d’embrigadement idéologique, à publier des ouvrages critiques ? Comment se recomposent des réseaux de diffusion culturelle après la faillite des structures étatisées ?

De Ljubljana à Bucarest, Anne Madelain explore pour le Courrier des Balkans quelques aspects des transformations en cours dans la culture, en particulier dans le monde des livres, à travers une série de reportages, de portraits et d’interviews.


Dès le déclenchement des hostilités en Bosnie et alors que la propagande guerrière bat son plein, B 92 se lance dans la publication d’ouvrages politiques et journalistiques, à commencer par ceux qui traitent directement du conflit et de l’éclatement du pays. Ses collections aux titres évocateurs - « Rat i Mir » (Guerre et Paix), « Samizdat », « Rec » (parole) - veulent apporter un éclairage non nationaliste et pluraliste, y compris sur des sujets brûlants, comme le TPI, les crimes de guerre, le nationalisme, etc. On y trouve des dizaines d’ouvrages de spécialistes étrangers : dossiers sur Srebrenica, points de vue occidentaux sur les conflits balkaniques, ainsi que les analyses d’intellectuels yougoslaves critiques, comme un remarquable ouvrage collectif sur le rôle des institutions dans l’embrigadement de la société serbe ou encore une enquête décapante sur les criminels de guerre ordinaires, menée par la journaliste croate Slavenka Dragulic. En contre point, B 92 a publié les essais politiques de grands écrivains et intellectuels contemporains, comme Amos Oz, Adam Misnik, Tabutchi, Hannah Arendt.

Parallèlement, B 92 propose des collections de fiction, dont une des plus intéressantes sous le label « Apatrid », se consacre entre autres aux auteurs « yougoslaves » exilés de l’intérieur ou de l’extérieur : Bora Cosic, Vladislav Stevanovic, Mihailo Pantic, etc. B 92 a aussi publié une dizaine de titres de la romancière croate Dubravka Ugresic et les poèmes de Flora Brovina, alors emprisonnée au Kosovo pour ses activités en faveur des indépendantistes albanais. Ainsi, au fil des années de l’éclatement de la Yougoslavie, B92 a-t-elle accueilli tout ce que la Serbie comptait d’expressions critiques : elle a publié les caricatures politiques de Corax, sorti deux ou trois revues culturelles et littéraires dont la fameuse « Rec », des ouvrages consacrés aux arts plastiques dissidents, des enquêtes de journalistes d’investigation locaux sur la situation politique et économique ou encore en 2000, le programme de l’opposition.

Depuis la fin des conflits et la chute du régime de Milosevic, B92 cherche sa voie : « le temps de l’opposition entre une littérature purement commerciale et une activité éditoriale militante parfois soutenue par des donations est terminée. Il faut trouver un équilibre et de nouvelles stratégies éditoriales », explique Tanja Petrovic, la nouvelle directrice, alors que Dejan Ilic a quitté B 92 pour montrer sa propre maison d’édition « Fabrika Knjige » (Fabrique du livre). Elargir le champ du journalisme d’investigation, publier des analyses sur des thèmes d’actualité internationale et d’histoire contemporaine et soutenir la prose contemporaine, notamment étrangère, telles sont désormais les préoccupations de la maison. « Mais nous garderons la ligne, soutient Tanja Petrovic, les lecteurs savent que s’ils achètent un livre de B 92, ils auront un ouvrage qui leur parlera du présent, courageux et différent ».

Pour B 92, Fabrika Knijge et l’ensemble des éditeurs en Serbie, il s’agit maintenant de se faire une place dans un marché du livre en pleine reconstruction et dans lequel la distribution reste un des problèmes majeurs : « les perspectives sont excellentes, parce comme rien n’existe, tout est à faire ! », lance sous forme de boutade Dejan Ilic qui explique sa tentative avortée d’ouverture d’une librairie à Kraljevo dans le centre de la Serbie. Au système encore artisanal de distribution, où militantisme et relations personnelles sont très présents, il faudra bientôt substituer des formes plus organisées de circulation du livre, en particulier pour relancer la vente du livre en province et faire face à l’augmentation prévisible des coûts de production. L’état de paupérisation de la société est pourtant un obstacle majeur. B92 pourra compter sur son site Internet, un des plus visités du pays et un des seuls qui permettent la vente en ligne. Concernant la distribution hors des frontières de la seule Serbie, elle se limite encore à la vente d’un nombre très limité d’ouvrages à Zagreb et Sarajevo. Là aussi, tout reste à faire.

De son côté, Dejan Ilic poursuit un travail de qualité et sans concession : jeunes auteurs ex-yougoslaves, ouvrages consacrés au problème des Balkans, prose contemporaine européenne trouve leur place au sein de « Fabrika Knjige ». Et preuve que persister à publier des auteurs croates, au risque de s’exposer à la réprobation générale paye, c’est avec les romans de Dubravka Ugresic que Fabrika fera cette année un peu de bénéfices, bénéfices « que l’on s’empressera de dépenser en sortant un numéro de la revue Rec ! », précise-t-il.

Editions Samizdat B 92
Boulevard Avnoj 64, Belgrade
www.B92.net
samizdat@b92.net

Fabrika Knjige
Knez Danilova 55a, Belgrade
Tel /fax : 381 11 32 24 577