Anna Krasteva et Antony Todorov (dir)

Modernisation, démocratisation, européanisation : la Bulgarie et la Roumanie comparées

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Albena Tcholakova

Le livre Modernisation, démocratisation, européanisation : la Bulgarie et la Roumanie comparée, publié sous la direction d’Anna Krasteva et d’Antony Todorov, est conçu et rédigé suite d’un grand colloque international qui s’est tenu à la Nouvelle Université Bulgare de Sofia en octobre 2004. Il se propose de comprendre la complexité de la transition post-communiste, ainsi que les multiples visages de la fin présumée de ce processus dans les pays d’Europe Centrale et Orientale sous le prisme d’une comparaison entre la Bulgarie et la Roumanie, deux contextes sociétaux porteurs de similitudes et divergences socio-politiques.

Les réflexions des 28 chercheurs, de pays différents (Bulgarie, Roumanie, Belgique, France, Côte d’Ivoire...) se placent avec une coïncidence curieuse dans un contexte politique passionnant : l’adhésion récente en 2004 de dix nouveaux pays d’Europe Centrale et Orientale à l’Union Européenne, ainsi que la future adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie. Les défis réflexifs sont nombreux dans ce livre et sa problématique des processus de démocratisation, de modernisation et d’européanisation des pays post-communistes est envisagée de manière pluridisciplinaire, en mobilisant les connaissances des sciences politiques, de la sociologie, de l’histoire et de l’anthropologie. Nous retrouvons plusieurs volets de la problématique, qui dessinent la structure du livre : réflexions épistémologiques sur la théorisation de la modernisation, la démocratisation et l’européanisation ; un regard sur les politiques d’institutionnalisation, sur les institutions dans les sociétés démocratiques ; la nature et le fonctionnement des différents systèmes politiques dans les pays post-communistes et les jeux d’intérêts observables ; la notion de citoyenneté, d’appartenance européenne, d’élites post-communistes et d’engagement intellectuel ; la mondialisation et la question de l’ethnicité, les migrations et le politique.

Le livre est structuré en cinq grandes parties et bien que les articles soient de qualité parfois inégale, l’ensemble des contributions relève le défi d’une réflexion sur une problématique si complexe et porteuse d’autant d’engagements intellectuels, à commencer par celui, très dichotomique du savant et du politique - au sens de Weber.

Une question intéressante a été posée pour la compréhension du post-communisme : « faut-il partir de la nature des régimes communistes ou aller chercher plus loin, dans le type de modernisation et de régimes politiques entre les guerres mondiales ? » Il a été problématisé par les deux rédacteurs scientifiques de l’ouvrage qu’il s’agit de rendre compte des « passés infinis, de temporalités imbriquées », car les changements ne sont pas linéaires, mais portent bien en eux l’idée de réversibilité.

L’originalité de ce livre tient à la comparaison entre deux pays post-communistes. Pour accéder a une meilleure compréhension scientifique on analyse la transition dans « la totalité du processus, on la conçoit comme une entité déjà constituée, pour mieux comprendre, avec une distance confortable, ses raisons, ses mobiles, ses acteurs, ses fruits, ses réussites et ses échecs ».

Le statut de la comparaison choisie, entre la Bulgarie et la Roumanie prend place justement dans le regard porté, très éclectique et complexe sur le processus de démocratisation post-communiste et sur les différentes attentes sociales « confrontées aux contingences historiques et à la situation internationale », tout en inscrivant de manière très originale et intéressante dans la réflexion plus large de la mondialisation en faisant des comparaisons avec d’autres pays du monde vivant le processus de démocratisation. Un exemple de réflexion nous est proposé avec la contribution de Diamoi Joachim Agbroffi avec son analyse des transitions démocratiques dans deux pays post-communistes africains : la Côte d’Ivoire et le Bénin, tout en faisant un clin d’œil analytique sur la Bulgarie et la Roumanie.

Il a été proposé par exemple par Antony Todorov une réflexion sur la compréhension (une comparaison aussi) des régimes communistes bulgare et roumain et plus largement ses différentes modalités en Europe Centrale et Orientale et dans le « monde soviétique » comme condition sine qua non du processus de transition des deux pays. Antony Todorov met en lumière les différences, mais aussi les similitudes entre les pays comme étant de nature non seulement historique mais bien encore de nature stratégique et politique, « le résultat d’une volonté politique ». La nature du communisme dans ces deux pays joue d’après l’auteur un rôle important dans la manière dont la modernisation s’opère et ainsi dans les possibilités de penser la démocratisation et l’européanisation, des questions qui préoccupent de nombreux chercheurs.

D’autres chercheurs encore s’intéressent au pouvoir, à ses formes et modalités d’exercices dans nos sociétés démocratiques, dans nos organisations et polis, toutes des construits sociaux, comme le dit Jean Ferreux.

Le livre nous propose également une vision critique du processus de transition d’une société communiste vers une société post-communiste et démocratique, du processus de démocratisation et la démocratie plus largement. Je retiens ici l’exemple de l’article d’Anna Krasteva sur les cinq mythes des élites post-communistes dans la société bulgare, en nous proposant une vision critique du politique dans laquelle « Citoyens actifs et élites responsables sont les deux piliers de la démocratie. Ils restent encore à construire ».

La compréhension du processus démocratique en Roumanie pousse Olivier Peyroux vers une interrogation sur les rapports entre les différentes catégories d’acteurs, notamment des contres - pouvoirs associatifs et syndicaux. Le chercheur interroge justement les cadres du possible des marges de manœuvre à l’encontre des pouvoirs dominants et leur légitimité réelle dans la société.

Le livre pose notamment la question de la fonctionnalité, de la légitimité et la nature des institutions démocratiques (Gheorghe Teodorescu), afin d’assurer « des chances équitables à toutes les catégories sociales, aux groupes d’intérêts, aux formations politiques, aux leaders investis avec une représentativités électorales significatives ». La démocratie elle-même est pensée également en termes de symboles et d’emblèmes, remplis de sens et porteurs de l’histoire et représentatifs du présent politique et social.
Cristian Preda nous fait notamment réfléchir sur les formes de l’expérience démocratique roumaine à travers les questions de représentativité moderne dans une perspective historique. La symbolique de la représentativité passe aussi par un questionnement sur l’idéologie politique et nous pouvons donner ici l’exemple de la contribution d’Ionela Baluta sur la représentativité ou la non-représentativité des femmes dans les programmes des partis politiques roumains. L’analyse des rapports hommes / femmes est proposée comme révélateur des processus de modernisation et de démocratisation dans la société roumaine, mais encore comme marqueur de recompositions des identités sociales. Les programmes politiques, les idéologies politiques nous informeraient sur la construction sociale des rapports hommes / femmes et sur les productions identitaires.

La question du processus de production identitaire est présente également dans la cinquième partie du livre. Elle est envisagée sous l’angle de l’ethnicité et du politique, tous deux des construits sociaux. Nadia Badrus développe la thèse selon laquelle dans la conscience collective des Roumains « l’identité ethnique » serait un facteur important pour la compréhension de différents « phénomènes de la vie sociale » et notamment des expressions nationalistes, d’autres xénophobes, en la remaniant dans un sujet qui serait manipulable politiquement.

La problématique de l’ethnicité (et le refus d’une « identité ethnique ») et plus précisément ses rapports sociaux au politique est présente comme ficelle analytique dans l’article d’Alexandra Nacu. La chercheure analyse deux quartiers populaires, et fortement paupérisés, l’un à Sofia, l’autre à Bucarest. Ces deux cas de figure, faisant partie d’une certaine manière du douloureux processus de transition post-communiste et celui de démocratisation des sociétés bulgare et roumaine informent le lecteur sur le rapport entre « la marginalité et le politique », en reprenant les termes de l’auteur, sur le lien entre processus de stigmatisation des espaces (ségrégués) et personnes y habitant et leur engagement ou leur désengagement du jeu démocratique électoral. Comme dans une certaine continuité, Ivaylo Ditchev nous propose une réflexion sur « Le degré zéro de la politique, la radicalisation de l’ethnicité à Kardjali en 2005 ». La recherche menée par l’auteur dans cette ville bulgare pendant les élections de 2005 lui permet de développer sa thèse (suite à celle de Jean-François Gossiaux) « selon laquelle l’opposition ethnique certifie la disparition du politique et l’ethnicisation apparaît là où le projet politique national a échoué et les articulations s’expriment en catégories quasi naturelles ».

Les barrières, paraissant comme « fatales » entre les Bulgares et les Turcs (ou plutôt les Bulgares d’origine turque) traversant « toutes les sphères » et espaces et notamment politiques (plus particulièrement lors des dernières élections parlementaires en Bulgarie, « qualifiées comme les plus agressives jusqu’à présent, saturées au maximum de nationalisme et désillusion »), mises en évidence dans l’article d’Ivaylo Ditchev sont ouvertes d’une certaine manière dans celui de Swanie Potot. Les frontières ethniques, les frontières géographiques, voire politiques peuvent être traversées par les migrants transnationaux, roumains étudiés par Swanie Potot. L’article et le livre en lui-même nous apportent ainsi un regard à la fois contextualisé et dépassant les contextes locaux des pays post-communistes. La problématique de la transition post-communiste et bien au-delà de cette temporalité est envisagée à travers l’idée des migrants transnationaux comme acteurs de celle-ci, mais aussi comme acteurs dans le processus de modernisation, démocratisation et européanisation dans les pays post-communistes, comme la Bulgarie et la Roumanie comparées.

La présentation de cet ouvrage collectif a pour seule ambition de faire juste une esquisse non exhaustive d’une multitude de contributions apportant chacune une connaissance sur la problématique contemporaine de la modernisation, la démocratisation et l’européanisation dans les pays post-communistes. Il peut être destiné à un public large d’enseignants, de chercheurs, d’étudiants ou de toute personne désireuse d’approcher ces formes du social et du politique, éminemment présentes et multiples.