Blog • La petite fille moldave qui rêvait de Paris

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Cette corde qui m’attache à la terre, de Lorina Balteanu, traduit du roumain par Marily Le Nir, éditions des Syrtes, 2024, 17 euros.

Une petite fille se morfond dans son village moldave, dans les années soixante ou soixante-dix, et rêve de partir pour Bucarest ou encore mieux Paris, la ville d’un autre monde inaccessible.

« Je veux m’en aller quelque part, loin, très loin, où le temps s’écoule autrement et ne tourne pas en rond comme une toupie », confie la narratrice de Cette corde qui m’attache à la terre, qui reste anonyme et doit avoir une dizaine d’années.

Comment mieux exprimer ce sentiment d’attente qui caractérise souvent l’enfance devant une vie d’adulte que l’on imagine pleine de promesses et de liberté ? Sans doute faut-il voir là le thème central de ce premier roman de Lorina Balteanu, où l’évocation du quotidien est adouci et coloré par la poésie propre aux premières années et l’humour.

Cette envie de fuir, de découvrir le « vaste monde », l’expression revient comme un mantra, la petite fille dit la ressentir depuis toujours, n’en pouvant plus des chamailleries avec ses frères, d’une vie sans surprises, de la misère qui l’entoure sur fond de frustrations propices aux chimères, comme chez la tante Muza dont elle écoute les récits « bouche bée ». Les premiers émois secrets à la vue des garçons au bord de la rivière ne distraient son quotidien que l’espace d’un instant.

Nous sommes en Moldavie soviétique et les récits dans les familles reviennent sur l’exil de certains en Sibérie ou la seconde guerre mondiale encore toute proche. Lorina Balteanu procède par petites touches, à l’aide de chapitres brefs et enlevés, pour évoquer toute une atmosphère dans ce coin perdu qui pourrait ressembler à celui de beaucoup de villages, y compris en France. Mais le contexte est bien particulier, avec une vie ponctuée notamment par les fêtes traditionnelles soviétiques. Le grand frère entre chez les pionniers le 7 novembre, date anniversaire de la révolution de 1917 et les villageois ne sauraient déroger solennellement à la Fête des femmes, le 8 mars. Les échos de la grande Histoire parviennent comme étouffés dans ce petit village, où l’on n’entend « pas un mot de russe ».

Il est cependant interdit de lire des ouvrages en caractères latins. On rappelle que seul le cyrillique avait droit de cité en Moldavie soviétique. La jeune narratrice l’apprend à ses dépens et son père doit soudoyer l’institutrice « navec un kilo de beurre » pour qu’elle ne soit pas dénoncée « à je ne sais quel parti ». La petite fille retient la leçon de son Papa, pour lequel elle éprouve un vif attachement : « je dois tenir ma langue et arrêter de me vanter de toute notre famille de Bucarest », en Roumanie, dont les relations étaient alors exécrables avec Moscou. « Et aussi, tout ce qui se dit à la maison ne sort pas de la maison », une consigne que partageaient très certainement la quasi-totalité des familles soviétiques.

Les petits riens de la vie

On sourit devant des scènes cocasses, comme celle du père qui entend chasser les prétendants de la grande soeur de la narratrice, en traînant le soir autour de la maison, une hache à la main. Et cette vie faite de petits riens, la construction du nouveau poële, la préparation des gâteaux à la cannelle, est décrite avec tendresse, remarquablement traduite par Marily Le Nir, à laquelle on doit déjà des traductions remarquées comme celles de Florina Ilis (Le livre des nombres, ed. des Syrtes).

Alors, dans ce monde sans surprises et qui s’éternise, la petite fille a recours à l’imaginaire. « Il y a deux sortes de rêves - ceux aux yeux ouverts et ceux aux yeux fermés. Les premiers sont des ballons gonflés qu’on tient au bout d’un fil pour se promener avec dans le noir, comme à la parade. On peut les lâcher quand on veut (...) Ceux aux yeux fermés, on est carrément dedans et on ne peut pas en sortir, ni en faire ce qu’on veut. Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. »

Lorina Balteanu est née en Moldavie et vit à Paris. Journaliste et poétesse, elle a publié plusieurs recueils de poésie.

Le livre s’achève comme une promesse. La petite fille, qui a déjà tenté de fuir avant d’être rattrapée par le milicien, le russe Ivan Gueorguiévitch, et qui chapardait en secret quelques sous pour financer sa soif d’aventures, voit s’approcher la libération : « demain, je m’en vais ».