Blog • Désespoir gay

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Do Not Cross, de Dora Pavel, traduit du roumain par Laure Hinckel, éditions Marie Barbier, 183 pages, 2024, 16 euros

Il est rare à notre connaissance qu’une femme écrive une fiction sur les gays, un défi relevé par l’écrivaine roumaine Dora Pavel avec Do Not Cross, récit poignant d’un homme pris en otage, au destin marqué par un sentiment vertigineux de l’échec et de la solitude.

« Je suis resté avec celui que je crains et dont je me méfie le plus, c’est-à-dire avec moi », lâche Cezar Braia, à l’image du sentiment de désespoir et de détestation de soi qui habite ce garçon, qui a eu tant de mal à vivre son homosexualité.

On est quelque part dans une région boisée entourée de stations touristiques, sans doute en Roumanie même si le nom du pays n’est jamais énoncé. Tout juste Dora Pavel glisse-t-elle qu’il est « presque suicidaire »d’y être un gay. « Même en étant discret ».

Cezar Braia et son ravisseur, qui est armé, sont cernés par les forces de l’ordre. Quelques phrases très visuelles évoquent les coups de projecteur dans la nuit, les hélicoptères et les appels à la raison pour éviter un drame que l’on devine imminent. Mais la terreur qui envahit Cezar se mue progressivement en une sorte de dépendance passive ou même de connivence ambivalente avec son ravisseur.

« Chez lui, ma présence annule toute férocité. Moi, c’est sa compagnie qui m’humanise ». Ils finissent par devenir tous deux des « fuyards » et de façon très symbolique, le ruban-balise Do not cross (« Ne pas traverser » en anglais) destiné aux touristes, se retourne avec le vent. « J’ai souri. Le slogan de prudence se montrait perméable. Valable des deux côtés, dans les deux sens. Valable aussi pour nous deux. Do not cross. Je n’avais rien à faire de l’autre côté, chez eux ».

Des liaisons « éteintes, bien avant l’heure »

Les ponts sont coupés avec le monde. La bascule d’un garçon qui s’est toujours senti étranger à la société qui l’entoure est achevée et tout va se se terminer certainement de façon dramatique.

Dans ce texte à la tension grandissante, parfois sensuel et impudique, Cezar remonte les années et se souvient d’avoir été différent dès son plus âge, de sa première tentative d’évasion dès l’âge de trois ans, le « premier échec de ma volonté rebelle », de ses relations douloureuses avec son frère, du divorce de ses parents, de son adolescence de « gay pas encore affirmé », des études abandonnées.

L’engrenage mortifère et désespéré est engagé et l’abîme devient béant. L’échec est aussi amoureux depuis Jold, le pilote, qui « le premier qui m’a averti de manière explicite sur mes penchants sexuels », jusqu’à « toutes ces liaisons (...), éteintes, toutes, bien avant l’heure, par ma faute, seulement par ma faute ».

Les non-dits des familles

Les passages sur les non-dits qui caractérisent bien souvent les familles sont parmi les plus réussis et émouvants du livre, comme celui relatif aux relations de Cezar avec son père, qui avait deviné bien sûr l’homosexualité de son fils, sans toutefois oser lui en parler. Emmurés tous deux dans leur impossibilité de s’exprimer. Le père tente timidement de se rapprocher de lui mais n’y parvient pas.

« Je le concevais clairement pour la première fois, réalise Cezar. Je comprenais qu’il avait conçu pour moi durant toute sa vie un amour qu’il n’avait pas été capable de montrer suffisamment, dont je n’avais pas non plus été capable de discerner l’existence, un amour paternel, dont je n’avais, malheureusement, pas profité et sur lequel je ne m’étais pas appuyé, qui était passé près de moi sans laisser de traces. Nous ne nous étions pas appartenus. Il était trop tard. Ma solitude ne faisait qu’une avec sa solitude ».

Dora Pavel est née en 1946 en Roumanie. Do Not Cross est le premier de ses thrillers psychologiques à être traduit en français. Écrivaine et poétesse, elle enseigne également et est journaliste à Radio Cluj, en Transylvanie.

Laure Hinckel explique sur son blog "La part des anges" qu’elle souhaitait traduire ce roman, "une pépite de la littérature roumaine", depuis une dizaine d’années. Elle salue "son souffle et sa tension". Dora Pavel "use, dans ce roman, d’une plume tranchante qui dissèque avec précision les sentiments troubles et ambivalents" du narrateur.