Les Balkans, carrefour de la traite des êtres humains | Albanie : le Royaume-Uni, miroir aux alouettes (2/2)

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En 2022, les Albanais se sont rués vers le Royaume-Uni, attirés par les vidéos sur Tik Tok ou Instagram où des compatriotes étalent leurs richesses. Or, la réalité est plus bien plus sordide. En face, les autorités britanniques se contentent d’expulser sans s’attaquer aux réseaux criminels. La suite de notre enquête.

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Par Philippe Bertinchamps

© CdB / Ph.B.

Calais, dimanche 17 septembre 2022. Le soleil émerge à l’horizon. La Manche est étale, la brise alanguie. Pas âme qui vive. Les silhouettes minuscules des cargos porte-conteneurs épars dans le calme plat se profilent au lointain, immobiles dans la brumaille. Là-bas, à 27 milles marins de la côte, l’Angleterre : la Terre promise. Une image de pays de Cocagne vibre dans l’air. Le zodiac gris fer est là, sur la grève, comme prévu. Un groupe de 30 personnes, des hommes, une femme et un enfant, surgit tout à coup, dévale des dunes en faisant voler le sable et se hâte à travers la plage vers le canot pneumatique. Tous portent un gilet de sauvetage. Un ado somalien, quinze ans au grand maximum, s’improvise capitaine. L’embarcation file vers le nord-ouest. Cap au large. La traversée de Calais à Douvres dure plus de quatre heures et a coûté 3000 livres sterlings à chacun des passagers.

Parmi les trente qui se sont entassés dans la petite embarcation, douze Albanais. Klodian, 36 ans, originaire de Tirana, n’est pas complètement rassuré : il n’a jamais pris la mer. Trois jours plus tôt, dans la jungle de Dunkerque, il a remis la somme d’argent prêtée par un parent à un passeur kurde. Une formule « all inclusive » comprenant une tente de camping dans le bidonville, le transfert en minibus jusqu’au bord de la mer, la brassière et sa place dans le bateau. La première tentative de traversée, l’avant-veille à l’aube, a été un échec : la police française a repéré les migrants sur la plage et déjoué leurs plans en crevant le zodiac.

L’Angleterre, confie Klodian, c’est un « rêve d’enfant ». Pendant 18 ans, il a fait des petits boulots irréguliers, vendeur ambulant de cigarettes en Grèce, peintre en bâtiment dans la capitale albanaise... À peine de quoi joindre les deux bouts. Klodian est marié et il a deux enfants âgés de quatre et dix ans. Il a quitté l’Albanie le 3 septembre dans l’espoir de tenter fortune outre-Manche et d’y faire venir sa famille. « J’ai acheté mon billet 300 euros à une agence de voyage à Tirana. Un van, douze personnes. Nous sommes passés par Belgrade et Budapest avant d’arriver au matin à Bruxelles. Nous avons continué à rouler jusqu’à ce que la police belge nous stoppe avant la frontière française, à une quarantaine de kilomètres de Dunkerque. Le chauffeur a eu peur. Il nous a déposés à une station-service et a fait demi-tour. Les taxis ont refusé de nous prendre. Nous avons attendu que le soir tombe avant de poursuivre notre chemin à pied, dans la nuit, en nous orientant grâce au GPS. »

Encore quelques mois de travail, et bye-bye.

« Welcome to the UK » : quand, en haute mer, son portable a bipé, Klodian a poussé un ouf de soulagement. En effet, une fois dans les eaux anglaises, le but est atteint. Une corvette des garde-frontières approche et se positionne pour venir récupérer l’embarcation. « Nous avons reçu de l’eau, du pain, des couvertures. À Douvres, nous avons rejoint des milliers de personnes dans un camp où nous avons passé trois jours. Nous avons ensuite été transférés dans un camp militaire, je ne sais pas où. Après un entretien avec les autorités, on nous a remis un matricule. Puis, nous avons été conduits en car, sous escorte policière, dans un hôtel à Heathrow, près de l’aéroport. Là, on nous a annoncé que nous étions libres. J’ai pris une douche. Le jour-même, grâce à des amis albanais sur place, j’ai trouvé un job. »

Sauf qu’avec le recul, Klodian estime aujourd’hui que l’aventure n’en vaut pas la peine. Londres ne lui plaît pas. Il fait toujours froid, et puis la vie est chère. Très chère. « Tout le monde le regrette », assure-t-il, reconnaissant avoir été le jouet de ses illusions. Il travaille au noir dans le bâtiment. Des journées de dix heures, quelque part hors de Londres, avec d’autres Albanais clandestins. « Deux heures de route, deux fois par jour. Je me réveille à cinq heures du matin et je rentre à sept heures du soir. Mais, au moins, j’ai remboursé ma dette. Encore quelques mois de travail, et bye-bye ! »

En 2022, quelque 16 000 citoyens albanais ont demandé l’asile au Royaume-Uni, un record, trois fois plus qu’en 2021, selon The Migration Observatory. Parmi eux, plus des trois quarts ont traversé La Manche dans des embarcations. Le pic d’affluence (45%) a été atteint entre juillet et septembre. Deux mois plus tard, la secrétaire d’État à l’Intérieur, la conservatrice Suella Braverman, parlait « d’invasion [du] littoral sud ».

Toute cette histoire rappelle tristement les boat people qui ont fui vers l’Italie en 1992 après la chute de la dictature communiste.

« Toute cette histoire rappelle tristement les boat people qui ont fui vers l’Italie en 1992 après la chute de la dictature communiste. » Naïm Hasani, 49 ans, natif de Shkodër, dans le nord de l’Albanie, est conseiller juridique. « Je sers la justice de mon pays d’accueil, l’Angleterre, en représentant la voix légale des migrants tout au long du processus d’asile », dit-il, installé dans son bureau, un immeuble moderne aux environs du stade de Wembley, au nord-ouest de Londres. Il a pris pied au Royaume-Uni en 1997, l’année du krach des pyramides financières qui a entraîné l’Albanie au bord de la guerre civile. « J’ai obtenu un diplôme de droit à l’université de Westminster, et j’ai commencé à travailler dans la foulée, dès les premières vagues d’immigrants albanais, d’abord en 1998-2000, puis en 2001-2003. »

En Albanie, le pouvoir d’achat est de 2685 euros par an et par habitant, quatre fois moins que la moyenne européenne, selon Eurostat. Dur, dans de telles conditions, y compris parmi les classes moyennes, d’envisager un avenir prospère. « Voilà 32 ans que l’Albanie est en ruine », constate Naïm Hasani. « Entre le gouvernement d’Edi Rama et l’opposition de Sali Berisha, les citoyens ont le choix entre la peste et le choléra. Il n’y a aucune alternative politique. Pendant ce temps, la jeunesse se fait la malle. Lorsque je rentre au pays, je ne vois que des vieillards dans des villages abandonnés. » Capture de l’État, violations des droits de l’Homme, système judiciaire corrompu, incapacité de lutter contre la traite des êtres humains, la culture de la drogue, le crime organisé, le blanchiment d’argent… Les rapports annuels des organisations internationales sont sévères envers l’Albanie. Rien d’étonnant, selon Naïm Hasani, à ce que la population n’ait plus confiance en l’État.

La situation ne date pas d’hier. Selon un rapport de 2021 de l’Institute for International Economic Studies, à Vienne, environ 500 000 citoyens ont quitté l’Albanie entre 2010 et 2019. « Les nouveaux arrivants au Royaume-Uni ont des relations bien implantées, une diaspora qui leur apporte un soutien quand ils débarquent », observe le solicitor. « Mais il faut tenir compte d’autres facteurs expliquant cet afflux soudain et massif. Avant, le voyage coûtait dans les 15 000 livres par personne, aujourd’hui c’est 3000-3500. Les prix ont chuté. Cela a créé un appel d’air. »

Otages de la dette

Sur les réseaux sociaux, TikTok et Instagram en tête, des vidéos sont apparues où des jeunes gens de la communauté albanaise au Royaume-Uni s’exhibent devant des bolides de luxe flambant neufs, gagnant un argent fou et menant grand train. Cependant, au revers de la médaille, à la rubrique des faits divers de la presse quotidienne, les titres de l’actualité se suivent : « Un cultivateur de cannabis albanais derrière les barreaux après que la police a trouvé 148 plants chez lui à Heaton », « Des cousins albanais cultivateurs de cannabis emprisonnés après la découverte de deux fermes à Plymouth », « Un cultivateur de cannabis albanais introduit clandestinement dans le pays pour rembourser sa dette à un gang »… Dessous le vernis prétendument doré de l’exil se cache avant tout une réalité sordide : d’après un rapport du département d’État des États-Unis publié en 2022, pas moins de 2511 ressortissants albanais au Royaume-Uni ont été victimes de la traite des êtres humains, ce qui fait de ces immigrants la population la plus exposée aux risques.

Alors que l’Albanie est dans les premiers rangs à l’échelle mondiale des pays producteurs de cannabis, beaucoup de candidats à l’émigration, n’ayant rien à perdre faute de perspectives d’avenir, regardent la culture des stupéfiants comme un moyen presque ordinaire de gagner leur vie. Les attirer à l’étranger est un jeu d’enfant. Une « exportation des savoir-faire » qui consiste à appâter les plus vulnérables par des promesses fallacieuses d’argent facile pour leur faire cultiver de la weed à proximité des marchés de consommation lucratifs. Le message est clair : si voulez devenir riches, partez au Royaume-Uni. Là-bas, le marché est en pleine expansion. Pas besoin de qualification professionnelle, ni de parler l’anglais.

Le système est tel que ceux qui veulent partir et n’ont pas les moyens de traverser La Manche n’ont d’autre choix que de faire un emprunt, avec un taux d’intérêt à 200%.

Encore faut-il payer le passage au préalable. « Le système est tel que ceux qui veulent partir et n’ont pas les moyens de traverser La Manche n’ont d’autre choix que de faire un emprunt, avec un taux d’intérêt à 200% », explique Naïm Hasani. « Pour rembourser cette somme, ils travaillent comme cultivateurs dans des fermes de cannabis. Ils deviennent les otages de leur dette. » Entre 2019 et 2022, selon le bureau d’aide juridique Migrant and Refugee Children’s Legal Unit (MiCLU), environ 85% des adultes albanais orientés vers le National Referral Mechanism (NRM), le système national d’identification et de soutien aux victimes de l’esclavage moderne, ont été la proie de réseaux criminels.

« Si on ne rembourse pas le prix du voyage, on expose sa famille à de graves problèmes. » Kadime Jafta est la fondatrice de l’organisation communautaire Sfida (« défi »), basée à Richmond, un quartier huppé au sud-ouest de Londres. Originaire de la ville kosovare de Sharri/Dragaš, au pied des monts Sharr, et issue de la minorité gorani, elle a fui son pays en 1999, à l’époque de la guerre. « Par exemple, un père de famille tombe malade. Il n’y a plus de rentrées et il faut urgemment trouver l’argent nécessaire à son traitement. Un businessman va proposer son aide, mais il exige un tribut : un des fils sera envoyé dans une ferme au Royaume-Uni. Ou bien ce jeune homme de quatorze ans passé à tabac à l’école de son village à cause d’une vendetta. Il s’enfuit au Royaume-Uni, ne donne plus de ses nouvelles. Ses parents s’inquiètent. Quelques mois plus tard, à la suite d’une descente de police, on découvre qu’il a été recruté pour cultiver du cannabis. »

« Les gens partent pour une raison ou pour une autre », poursuit Kadime Jafta. « Certains viennent par leurs propres moyens, d’autres au nom du regroupement familial, d’autres enfin sont victimes de la traite et de l’esclavage. » Parmi les immigrants albanais au Royaume-Uni, souligne-t-elle, on compte de nombreuses femmes, prisonnières de l’esclavage moderne. « À partir du moment où l’on passe une frontière contre de l’argent, on peut parler de traite des êtres humains. Ces jeunes femmes ont subi des traumatismes, elles sont vulnérables. Victimes de violences, elles ont fui l’Albanie. Pour rembourser leurs dettes, elles sont tombées dans les trafics de la prostitution. Elles ne parlent pas l’anglais. La société les rejette. Si elles parviennent à s’échapper, elles doivent s’enregistrer auprès de l’Office d’immigration, avant de s’inscrire auprès d’un service de protection spéciale. Souvent, elles logent dans des hôtels mal famés et se restaurent de cuisine de fast-food. Nous les accueillons et réalisons ensemble des projets afin qu’elles reprennent confiance en elles. Cuisiner des plats traditionnels avec d’autres femmes leur permet d’évoquer des souvenirs, de créer des moments de partage. Nous les encourageons à raconter leur histoire, car cela libère la tension et les aide à retrouver leur dignité. » Le plus difficile, ajoute-t-elle, est de briser l’omerta. « La communauté albanaise a beaucoup de mal à reconnaître que des crimes ont été commis. »

L’Albanie, un « pays sûr » ?

À en croire un rapport d’enquête parlementaire publié à la mi-juin, la plupart des demandeurs d’asile albanais viennent au Royaume-Uni pour des motifs économiques et n’ont donc pas droit à la protection offerte aux personnes persécutées dans leur pays d’origine ou qui risquent d’être victimes de la traite. Comme l’a martelé le Premier ministre Rishi Sunak, rappelant que l’Albanie était un État membre de l’Otan depuis 2009 et candidat officiel à l’adhésion à l’Union européenne depuis 2014, « il est clair comme du cristal que l’Albanie est un pays sûr ». Or, cette désignation est loin de faire l’unanimité. Dans une lettre ouverte datée du 14 juin, des organisations britanniques de défense des droits soulignent que pour qualifier un État de « pays sûr », il est nécessaire de confirmer qu’il n’y a « aucun risque sérieux de persécution des ressortissants de cet État ». Hélas, écrivent les auteurs, l’Albanie ne remplit pas ce critère. « Le pays est aux prises avec de graves problèmes tels que la corruption, la traite des êtres humains, la violence liée aux gangs et la discrimination à l’encontre de diverses communautés, notamment les communautés LGBTQI+, rom et égyptienne. » Et d’enfoncer le clou : « L’échec persistant du gouvernement albanais à résoudre efficacement ces problèmes est affligeant. (…) Ceux d’entre nous qui fournissent des services de soutien professionnels aux demandeurs d’asile albanais et aux victimes de la traite sont directement témoins de la peur et de la souffrance de cette communauté. »

« Faute de formation, et à cause des retards accumulés dans le traitement des dossiers, la police britannique a trop souvent tendance à considérer les victimes de la traite des êtres humains comme des criminels », regrette Jo Wilding, ancienne avocate à Garden Court à Londres, et chercheuse spécialisée dans l’aide juridique à l’université du Sussex, à Brighton. « En conséquence, les problèmes se perpétuent à tous les échelons de la procédure. C’est un cercle vicieux. Après avoir été déportée dans son pays d’origine, une victime de la traite risque fort se retrouver une fois de plus la proie des mêmes réseaux. Les demandeurs d’asile ne sont bienvenus nulle part, c’est pourquoi ils sont toujours en mouvement. »

À la suite du Brexit, le Royaume-Uni a cessé d’appliquer le Règlement Dublin III qui régit le sort des migrants au sein de l’Union européenne. Depuis, les demandeurs d’asile sont directement renvoyés dans leur pays d’origine, et non pas, comme auparavant, au premier pays membre dans lequel ils ont été enregistrés. S’ils viennent d’un pays considéré comme « sûr », ils sont d’office déclarés inéligibles. En décembre 2022, le Premier ministre britannique et son homologue albanais ont signé un accord de retours accélérés visant à expulser les immigrants albanais du Royaume-Uni. Depuis la signature de cet accord, « des milliers » d’Albanais ont été renvoyés chez eux, a déclaré Londres.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Investigative Journalism for Europe (IJ4EU).