Un matin d’automne, dans un petit village accroché aux montagnes de Bosnie-Herzégovine, un vieil homme trace du doigt les contours d’une frontière invisible. « Ici, c’est la ligne. On ne la voit pas, mais on la sent », murmure-t-il. Ce qu’il désigne n’apparaît sur aucune carte. Pourtant, dans les Balkans, ces lignes fantômes façonnent les vies plus sûrement que les routes ou les rivières.
Des frontières visibles… et d’autres, bien plus profondes
Les Balkans, cette mosaïque de peuples, de langues et de religions, ont longtemps été définis par leurs frontières. Mais celles-ci ne racontent qu’une partie de l’histoire.
« Les cartes politiques montrent des États, mais pas les blessures », explique Jelena Marković, historienne à l’université de Belgrade. « Les vraies divisions sont intérieures, héritées des conflits, des migrations, des silences. »
Après l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 1990, les lignes tracées à la hâte ont figé des tensions, sans les résoudre. En Bosnie-Herzégovine, par exemple, la frontière entre la Fédération croato-bosniaque et la Republika Srpska est officiellement administrative. Mais dans les esprits, elle reste une ligne de séparation ethnique, culturelle, parfois même émotionnelle.
Selon un sondage réalisé en 2022 par le Balkan Barometer, 63 % des habitants de Bosnie-Herzégovine déclarent ne pas se sentir en sécurité lorsqu’ils traversent une région majoritairement peuplée par un autre groupe ethnique. Une fracture invisible, mais bien réelle.
Les cartes mentales, héritage de la guerre
Dans les Balkans, chacun porte en lui une carte intérieure. Elle ne correspond pas aux frontières officielles, mais à des souvenirs, des peurs, des appartenances.
« Je sais exactement où je peux aller, et où je ne mettrai jamais les pieds », confie Emir, 34 ans, originaire de Sarajevo. « Ce n’est pas écrit sur un panneau, mais on le sait. »
Ces cartes mentales se transmettent de génération en génération. Elles s’impriment dans les récits familiaux, les chansons, les silences autour de la table. Elles dessinent des territoires de confiance et d’exclusion, souvent plus puissants que les lois.
À Mitrovica, ville du nord du Kosovo coupée en deux par une rivière, les ponts sont surveillés jour et nuit. D’un côté, les Albanais. De l’autre, les Serbes. Officiellement, la ville est unifiée. Mais dans la tête de ses habitants, la séparation est totale.
« Je n’ai jamais traversé le pont. Je n’ai rien à y faire », dit calmement Milica, 22 ans. Elle vit à quelques centaines de mètres de l’autre rive.
Les langues qui séparent plus qu’elles ne relient
Dans cette région, parler une langue, c’est souvent choisir un camp.
Le serbo-croate, autrefois langue commune de la Yougoslavie, s’est fragmenté en serbe, croate, bosnien et monténégrin. Les différences sont minimes, mais chacun y tient.
« Quand j’écris un manuel scolaire, je dois choisir chaque mot avec soin », raconte Damir, éditeur à Zagreb. « Un mot trop serbe, et on m’accuse de trahison. Trop croate, et on me dit que j’exclus les autres. »
Les écoles sont parfois séparées selon la langue d’enseignement. En Bosnie, certaines villes ont deux établissements dans le même bâtiment, l’un pour les Croates, l’autre pour les Bosniaques. On appelle cela « deux écoles sous un même toit ».
Ce cloisonnement linguistique renforce les frontières invisibles. Il empêche les jeunes générations de se rencontrer, de se comprendre. Il fige les identités dans des cases étroites.
Des cicatrices dans les paysages
Même la nature porte les traces de ces lignes intérieures.
Dans certaines zones rurales, des villages entiers sont abandonnés. Les maisons, criblées d’impacts, ont été désertées depuis la guerre. Personne n’est revenu. Pas par peur des mines, mais parce que la mémoire est trop lourde.
« Je ne peux pas vivre là où mes voisins ont disparu », dit Ana, dont la famille a fui la Krajina croate en 1995. « Ce n’est pas une question de sécurité. C’est une question de cœur. »
Les routes aussi racontent une géographie émotionnelle. Certaines sont parfaitement entretenues d’un côté, puis se dégradent brutalement en franchissant une limite invisible. D’autres sont volontairement laissées à l’abandon, comme pour effacer toute trace d’un lien.
Dans les montagnes du Monténégro, un tunnel a été creusé dans les années 1980 pour relier deux vallées. Aujourd’hui, il est fermé. Non pas parce qu’il est dangereux, mais parce qu’il traverse une ancienne ligne de front.
Les identités mouvantes, au-delà des drapeaux
Pourtant, dans ce labyrinthe de lignes invisibles, certains refusent de se laisser enfermer.
« Je suis né en Serbie, j’ai grandi en Croatie, ma femme est bosniaque, et mon fils parle albanais », sourit Arben, chauffeur de bus entre Skopje et Pristina. « Je suis des Balkans, c’est tout. »
De plus en plus de jeunes revendiquent une identité multiple, fluide, hybride. Ils écoutent la même musique, partagent les mêmes mèmes sur les réseaux sociaux, voyagent sans se soucier des frontières officielles — ou mentales.
En 2021, un festival de musique électronique à Novi Sad a réuni plus de 200 000 personnes venues de toute la région. « Ici, il n’y a pas de Serbes, de Croates ou d’Albanais. Il n’y a que des gens qui veulent danser », disait un DJ sur scène.
Ces moments suspendus, ces bulles de coexistence, ne font pas disparaître les fractures. Mais ils montrent qu’un autre récit est possible.
Ce que les cartes ne diront jamais
Les cartes sont utiles. Elles orientent, elles délimitent. Mais dans les Balkans, elles échouent à raconter l’essentiel.
Elles ne montrent pas les regards qui se détournent dans un marché. Les noms de famille effacés sur une boîte aux lettres. Les silences dans une conversation entre voisins.
Elles ne disent rien de la douleur d’un retour impossible, ou de la joie fragile d’un mariage mixte.
« Ce que je ressens quand je traverse certaines régions, ce n’est pas de la peur, c’est une tension sourde, comme un fil tendu », confie Lejla, journaliste à Sarajevo. « Et ça, aucune carte ne peut le dessiner. »
Alors, comment représenter ces Balkans intérieurs ? Faut-il une nouvelle cartographie, faite d’émotions, de souvenirs, de cicatrices ? Ou faut-il, au contraire, apprendre à vivre sans cartes, dans l’imprévisible, le mouvant, l’humain ?
L’auteur a utilisé l’intelligence artificielle pour approfondir cet article.

Originaire de Pristina, Fevza est une experte en géopolitique ayant travaillé avec plusieurs ONG internationales. Son expertise dans les relations internationales et les enjeux migratoires offre une perspective unique sur les dynamiques transfrontalières des Balkans.






Cet article met en lumière des réalités trop souvent ignorées. Les blessures invisibles sont tout aussi importantes que les frontières visibles. Merci pour ce récit émouvant.
C’est fou comme les frontières dans la tête peuvent être plus solides que celles sur la carte. Qui aurait cru que des ponts peuvent être plus que de simples structures ?
Fevza, cet article révèle brillamment les douleurs invisibles des Balkans. Une cartographie des émotions, vraiment inspirant !
Les frontières invisibles, c’est flippant… On dirait qu’elles déchirent les gens et les âmes. Ça me fend le cœur tout ça.